amour adolescent

Tu es arrivé dans ma vie le premier mois de ma liberté nouvelle. J’avais seize ans, je rentrais en hypokhâgne, ce mot pompeux destiné à nous façonner dans l’idée de la supériorité intellectuelle censée être la nôtre, et tu étais dans ma classe. Dans le tourbillon de nouveautés des premiers jours, je t’avais vu sans te regarder. Le premier souvenir précis que j’ai, c’est celui de la queue à Gibert-Joseph : j’étais allée feuilleter le nouveau roman d’Amélie Nothomb que j’avais presque intégralement lu sur place, et sans doute acheté des bouquins pour nos cours de français ou encore un dictionnaire anglais-anglais. Je ne sais plus ce qu’on s’est dit, mais c’était le premier moment d’intérêt tacite entre nous. C’est peut-être cette fois-là que je t’avais dit qu’ ”on ne perd jamais de temps”, ce que tu avais intégré à la chanson écrite pour moi, avec mon prénom comme titre (tu dis qu’on ne perd jamais de temps, mais moi, loin de toi, j’en perds tout le temps…). T’étais brun, grand et très mince, le mot dégingandé aurait pu être créé pour toi. C’est marrant, parce que je sais que t’avais les cheveux très courts à l’époque, mais malgré les photos, j’ai bien du mal à te représenter dans ma tête autrement qu’avec les cheveux longs. Habillé un peu n’importe comment, ça n’a pas changé, comme si on te voyait toujours au saut du lit. Une nonchalance de chien fou, brusque et élastique à la fois, lévrier croisé avec un chien des rues.

En repensant à tout ça, je sens mon coeur qui se serre et se remplit à la fois et c’est même pas triste, je me dis, alors que j’ai peut-être aussi un peu des larmes dans les yeux.

Ensuite il s’est passé plein de choses en très peu de temps, mais là où j’ai commencé à retenir mon souffle et entendre mon coeur battre un peu trop fort, c’était sur le quai de la gare de Dijon. Une semaine et demie après la rentrée, il était temps de rentrer au bercail pour le week-end. On était arrivé en groupe à la gare, avec d’autres gens de la classe, et, toutes et tous, avaient leurs trains avant les nôtres. Ces petits hasards de timing qui accélèrent le cours des choses. J’étais contente de me retrouver avec toi, un peu intimidée, aussi. Tu m’avais proposé de faire un quart de singe (ça faisait partie d’un jeu plus compliqué que tu avais inventé), et le mot qu’on avait composé ensemble, c’était “charmante”. J’y ai vu plus qu’un hasard, comme si c’était toi qui nous avais dirigé là, alors que j’étais celle qui avait choisi la lettre de départ. J’étais embarrassée, mais pas seulement, ça s’accompagnait d’une pointe de… d’exaltation, d’excitation ? Je ne sais pas trop. Mon train arrivait avant le tien, c’était le moment de se dire au revoir. J’ai voulu te tirer les joues, comme je le faisais avec tout le monde à l’époque, tu a pris ma main et l’a embrassée. On s’est regardés, je suis montée dans le train. Quel émoi, j’ai bien dû y penser tout le trajet, retourner le geste, l’image, le regard dans ma tête, tenter d’analyser ce qui était en fait d’une franche simplicité. “Mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?”.

Les deux semaines suivantes, le rapprochement a continué, corps à corps, ma première fois, tes histoires de lycée, The Raven de Poe que tu aimais réciter, la dissertation burlesque que tu m’avais écrite pour mon anniversaire. Je t’aime, tu l’as dit très vite, tu l’as dit avant moi, et pendant deux semaines, je me suis dit que tu étais plus engagé, plus à fond que moi. Je ne pouvais pas encore réciproquer, j’étais de plus en plus charmée mais je me sentais encore en contrôle, d’une certaine façon.

Le soir où ça a basculé, c’était un dimanche, je crois, j’étais arrivée avant toi à Dijon. Je suis allée t’attendre devant chez toi. Tu habitais dans un immeuble, au bout d’un couloir, et il y avait une fenêtre qui donnait sur le toit. J’étais assise dans l’encadrement de cette fenêtre, le regard rivé sur la lune, aucun bruit autour, et j’ai senti l’amour enfler en moi, comme une vague qui grandit jusqu’à la crête, et qui a déferlé quand tu es arrivé. Là j’ai perdu pied, j’ai cessé de contrôler quoi que ce soit, et j’ai commencé à te dire Je t’aime.

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