Je me donne le droit d’élire les gens, celles et ceux qui auront l’autorisation de passer la frontière. Il suffit parfois de quelques secondes, parfois, cela prend plusieurs mois, voire plusieurs années. Je compose, sans en faire trop de secret, ma tribu mouvante. J’ai rarement de difficultés quand il s’agit de choisir les gens : qui inviter à tel événement, avec qui passer du temps. J’ai reconnu les miens, bien qu’ielles ne le sachent pas toujours.
Je me demande à quel point j’ai l’air d’une personne différente, d’un côté ou de l’autre de la frontière. En tout cas, le point commun certain entre ce qui est perçu de l’intérieur et de l’extérieur, c’est que je suis courageuse. C’est vrai. Je ne crois pas avoir eu le choix. Et pourtant, si vous saviez comme j’ai peur. Évidemment. Sinon, je n’aurais pas besoin de la frontière.
Si j’ai aussi peur, c’est parce que c’est l’émotion qu’on a le plus tenté de discréditer chez moi, celle dont on m’a dit que j’étais bête de la ressentir, que c’était inutile. Celle qu’on a voulu m’interdire, et quand j’écris on, je veux dire ma mère. Si vous n’aviez pas encore compris : en ce qui concerne les émotions, interdire n’est pas une stratégie valable. Interdire. N’est pas. Une stratégie. Valable. Je fais des cauchemars fréquents et plus ou moins violents depuis l’enfance. J’essaie d’apprendre à me dépatouiller avec cette peur qui prend tant de place, d’en grapiller un peu pour moi. C’est lent et long. Les ramifications sont profondes, enchevêtrements de mes dysfonctionnements qui pourraient paraître inextricables. Ne m’abandonne pas. Ne joue pas contre moi. J’aurais peur aussi longtemps que je resterais dans la demande, la supplique.
J’ai vingt-six ans et je n’ai pas fini d’apprendre à exister par moi-même. Peut-être aussi simplement à accepter d’exister. À accepter d’être moi. Ce qui voudrait sans doute dire aussi accepter mes envies de fuite, de mort – qui sont cependant très différentes aujourd’hui de mes idées suicidaires d’adolescente en décalage et déjà trop traumatisée par sa famille. Aujourd’hui, je sais la notion du temps, je sais que le désespoir ne s’installe jamais complètement – ou au moins jamais pour moi. Je sais que ma bague à l’annulaire est là pour me rappeler ma promesse à moi-même de rester en vie et d’explorer avec curiosité ce que je peux en faire, de cette expérience si bizarre et si complexe, maintenant que moi, je l’ai choisie. Choisie, oui. Je crois à ma capacité à faire des choix. Je crois avoir une part de libre-arbitre. Je crois qu’il serait pas mal que je tente un peu plus souvent de prendre la décision consciente de faire confiance, ce saut dans le vide, a leap of faith. (J’aimais déjà cette expression, depuis le dernier Spider-Man, elle a pris une coloration supplémentaire).
L’idée que je contrôle quelque chose me rassure. En fait, on pourrait tout aussi bien dire qu’elle me panique : si je n’avais pas cet espoir de contrôle en premier lieu, je ne serais pas si angoissée à l’idée de le perdre. Je contrôle. Qui peut passer la frontière. Qui est dehors. Qui est dedans. Je tisse la toile de mon petit monde. Je l’entretiens. J’organise des événement, des rencontres. J’aspire à densifier ma toile plutôt qu’à l’étendre. Je n’aime pas les imprévus. Je n’aime pas les changements. Pourtant, je ne sais pas faire autrement qu’être en mouvement et qu’aimer les gens qui le sont. Je ne sais pas me reposer, créer une pause, une suspension volontaire du mouvement.
C’est là que ça se cogne, mon besoin de structure, de fiabilité, rendu quasi rigide par la peur, et les besoins de flexibilité de mon souple réseau polyamoureux – et de l’existence elle-même. Le réseau est rhizomatique, il s’étend depuis des extrémités parfois inattendues. Je ne peux pas toujours exiger : toi dedans, toi dehors. Il y a des personnes non accréditées qui frôlent la frontière. Qui se retrouvent dépositaires de parcelles de mon intimité, par le jeu des mélanges.
Mon rêve impossible : vivre dans une grande communauté anarcho-féministe dont j’aurais choisi chaque personne. Je ne me suis pas encore remise d’avoir et d’avoir eu, une, des famille·s. Je cherche à apprendre la souplesse qui permet de se lier sans se tordre. Je voudrais danser sans plus compter les pas.